À propos de l'auteur
Régine Cavallaro est journaliste spécialisée dans le voyage et traductrice. Elle a longtemps collaboré aux magazines Ulysse, pour lequel elle a réalisé, entre autres, les numéros consacrés à l’Italie, et Courrier International dont elle a participé au lancement. Aujourd’hui, elle partage son temps entre Paris et Palerme, ce qui lui permet d’alimenter amoureusement son blog sur l’île de ses origines, siciliabellissima.com. Aux éditions Cosmopole, elle a également écrit le Dictionnaire insolite de l’Italie.
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Entretien avec Régine Cavallaro, « La Sicile, une île aux trésors méconnus »
Grenier à blé de la Rome antique, terre d’accueil des puissants attirés par sa position stratégique au cœur même de la Méditerranée : dans son Dictionnaire insolite de la Sicile, Régine Cavallaro dévoile les richesses d’une île féconde et influente.
« Je n’imaginais pas la Sicile aussi riche », telle est, la plupart du temps, la réaction des personnes à qui je fais visiter l’île. Un de mes amis normands s’étonnait même de découvrir, à Palerme et ses environs, le précieux héritage laissé par ses ancêtres, venus de leur lointaine Normandie à la conquête du sud de l’Italie il y a près de mille ans. Un héritage si somptueux qu’il a été intégré récemment au Patrimoine mondial de l’Unesco. Bien souvent, on oublie ou on ignore que la Sicile fut le grenier à blé de la Rome antique, et que sa terre si féconde – c’est dans l’île que se situe le mythe de Déméter et Perséphone – a longtemps fait la fortune d’une multitude de familles nobles, propriétaires d’immenses domaines agricoles et viticoles.
L’aristocratie sicilienne, en effet, n’avait rien à envier au reste de l’aristocratie européenne. À la fin du XIXe siècle, le chef-lieu de l’île était une étape obligée pour les élites en quête de villégiature, comme en témoignent l’établissement balnéaire de Mondello, chef-d’œuvre du Liberty (l’Art nouveau italien) palermitain, ou encore le superbe traîneau offert par le tsar Nicolas II à la richissime famille anglo-sicilienne Whitaker, en remerciement de son hospitalité, que l’on peut admirer dans la magnifique Villa Amalfitano à Palerme.
De même, avant d’être un joyau serti dans la couronne d’Espagne pendant plus de trois siècles, la Sicile abrita la cour de Frédéric II de Hohenstaufen, à la tête du Saint Empire romain germanique. On sait aujourd’hui que la langue italienne, telle qu’on la connaît aujourd’hui, n’est pas née à Florence sous l’impulsion de Dante Alighieri, comme on l’a longtemps pensé, mais précisément à la cour de ce souverain éclairé, mécène érudit, féru de poésie et de mathématiques. Sans oublier, bien sûr, la domination arabe, qui introduisit la culture des agrumes et un système d’irrigation sophistiqué. Autant de dominations qui ont enrichi le patrimoine, matériel et immatériel, de l’île.
En somme, la Sicile est loin d’être une contrée aride, pauvre et arriérée, gangrenée par une mafia omnipotente, telle que l’image d’Épinal la représente si souvent. Si la criminalité organisée continue d’y exercer son emprise, elle s’est surtout déplacée à Rome et à Milan, dans les hautes sphères du pouvoir et de l’économie. Il serait bien dommage de se cantonner aux clichés et, ce faisant, de se priver des mille et une merveilles de cette perle de la Méditerranée. »
La REPUBBLICA (PALERMO), 13 novembre 2013, par Valeria Ferrante
Bonjour Sicile
La Sicile insolite expliquée aux Français
Il était une fois le Mirage* (*en français dans le texte), un cabaret, ou peut-être faudrait-il dire un night-club. Ambiance tamisée, danses joue contre joue. Pendant plus d’une décennie, le Mirage a marqué les soirées de la dolce vita palermitaine. Ce fut un lieu magique, un lieu en noir et blanc, comme le racontent les photos que conserve Régine Cavallaro et qui évoquent les nuits pétillantes pleines de champagne, de cigarettes se consumant lentement, d’hommes et de femmes en tenues de soirée. Ce fut aussi le lieu où l’on a pu voir les tout premiers – et scandaleux – numéros de striptease.
C’est en puisant dans cette boîte à souvenirs de famille que Régine Cavallaro, journaliste et écrivaine française, a décidé de retrouver « le temps perdu »* (*en français dans le texte) et de le relier à la Sicile d’aujourd’hui, qu’elle aime et vit intensément.
Le Dictionnaire insolite de la Sicile, publié aux éditions Cosmopole, est un livre qui s’adresse avant tout aux lecteurs français ou francophones, pour les inviter à découvrir, comme le suggère l’auteure, « ce paradis riche et fertile, situé au cœur de la Méditerranée ».
Ce Dictionnaire emprunte un chemin qui traverse les années, les lieux et les légendes, depuis la préhistoire avec les gravures rupestres de l’Addaura jusqu’au Nautoscope, œuvre d’architecture et de design conçue par Giuseppe Amato et érigée au Foro Italico ; depuis la Salle du Calendrier perpétuel dans le cloître de l’église San Domenico à la Nativité du Caravage volée en 1969 dans l’Oratoire San Lorenzo ; en passant par le mystère du Comte de Cagliostro et le fantôme de la nonne qui, la nuit, hante les loges du Teatro Massimo. Sans oublier le charançon rouge qui décime les palmiers de l’île, la Palerme souterraine des Qanats, de la synagogue disparue et des abris anti-aériens de la Deuxième Guerre mondiale ou encore l’expression dialectale futtitinni, symbole d’une philosophie de vie* (*en français dans le texte) toute sicilienne.
« Les Français aiment beaucoup la Sicile », explique Régine Cavallaro. « Ce sont les touristes les plus nombreux dans l’île, loin devant les Anglais ou les Allemands. Malheureusement, ils en ont souvent une image limitée. Ils font généralement le tour de l’île en une semaine. À part les Cathédrales de Palerme et de Monreale, la Vallée des Tempes d’Agrigente et l’Etna, ils ne visitent pas grand-chose d’autre. Et puis, comme je le rappelle dans l’introduction, les Français ont souvent une image faussée de la Sicile, véhiculée par Le Parrain, le film de Francis Ford Coppola. Paradoxalement, ils ont davantage à l’esprit le Palerme d’Al Pacino et la façon de parler de Marlon Brando que les massacres mafieux de 1992 [où périrent les juges Falcone et Borsellino]. Aujourd’hui encore, le phénomène mafieux est souvent perçu comme un produit mi-folkloristique mi-glamour made in Hollywood. »
Ce Dictionnaire insolite de la Sicile permet donc au voyageur curieux d’observer la réalité des lieux avec un regard différent. Dans son livre, Régine Cavallaro semble, en effet, suggérer la pratique d’un exercice à la fois simple et – à dire vrai – complexe, qui consiste à mettre de côté tout jugement ou préjugé sur le lieu que l’on visite. Une tâche non seulement utile mais aussi intelligente, qui relève d’une philosophie de vie de plus en plus diffuse, fondée sur la lenteur ou le plaisir de ressentir véritablement ce qui nous entoure. Les histoires que raconte l’auteure dans son Dictionnaire insolite peuvent aussi être une véritable révélation, même pour ceux et celles qui ont toujours vécu en Sicile et qui en ignorent certains lieux ou certains épisodes. Nombre de ces derniers figurent également sur son blog Siciliabellissima.com. Un site soigné, riche en photos qu’elle a prises elle-même et en liens qui nous permettent de nous déplacer virtuellement entre Palerme et Paris.
« Cette île n’en finit pas de me surprendre », raconte l’auteure, « par la richesse de son histoire, de son patrimoine artistique, de sa cuisine ou de ses paysages splendides. Chaque fois que je pense bien connaître la Sicile, je m’aperçois qu’il me reste encore beaucoup à découvrir. Même après plus de 50 ans de séjours répétés, je continue à m’émerveiller. C’est ce que j’ai essayé de transmettre dans mon livre ».
Sur le sillage d’une tradition lointaine qui remonte au Grand Tour, Régine Cavallaro poursuit, elle aussi, son voyage personnel qui, d’est en ouest, lui permet de dessiner la carte d’une île sur laquelle sont venus se stratifier des mots, des souvenirs, des restes de civilisations perdues. Tout s’est assemblé ensuite pour ne former qu’un tout et dans son Dictionnaire insolite certains de ces fragments ressurgissent sous une nouvelle lumière. Les vertes pistaches de Bronte sont ainsi liées à l’histoire de trois sœurs et écrivaines de l’époque victorienne, Charlotte, Emily et Ann Brontë. La découverte d’un crâne blanc d’éléphant nain, conservé au musée Gemmellaro, se mêle à la légende des cyclopes. Et plus anciens et plus puissants encore que ces figures mythologiques, les houx géants qui depuis des siècles vivent, tels de silencieux gardiens de l’île, dans le parc naturel des Madonie. Des photographies inédites de vie dans les champs, des hommes dans les mines de soufre, des jeunes femmes du peuple viennent s’associer à l’une des premières photo-reporters de la fin du XIXe siècle : Lady Hamilton Caicò, aussi connue sous le nom de Donna Luisa. Sicilian Ways and Days, c’est le titre de l’ouvrage que Lady Hamilton écrivit et publia en Angleterre en 1910, dans lequel elle a rassemblé ses clichés, près d’un millier, et documenté, en des termes modernes et avec un regard d’anthropologue, les us et coutumes d’une Sicile féodale et archaïque. Nombreuses sont ainsi les connexions, les lignes subtiles qui unissent et forment le visage de la Sicile. Et avec passion, Régine Cavallaro les a couchées sur le papier.
Cependant, le sentiment profond que la journaliste nourrit pour notre île n’est pas le fruit du hasard. Il lui vient de sa plus tendre enfance, renforcé avec le temps par une photographie qu’elle conserve précieusement et qui nous ramène, une coupe de champagne à la main, sur les notes de Round Midnight, au Mirage. Sur ce cliché aux teintes sépia, il y a Pierrette au sourire lumineux et, à côté d’elle, le bras sur ses épaules, il y a le jeune et élégant Lino Cavallaro. « C’est mon grand-père », confie Régine. « Il a vécu en France pendant quelque temps. C’est là qu’il a rencontré et épousé Pierrette, ma grand-mère. Ensemble, ils ont créé plusieurs cabarets à Paris dans l’après-guerre. Lorsqu’ensuite ils ont décidé de rentrer en Sicile, ils se sont établis à Palerme en amenant un peu de leur Ville Lumière* (*en français dans le texte). C’est ainsi qu’est né le Mirage, qui est rapidement devenu le rendez-vous des dandys et de la haute société palermitaine en quête de nouveauté et de divertissement. Là sont passées des étoiles du cinéma, comme les acteurs du film Le Guépard de Luchino Visconti, ou encore le sénateur Ted Kennedy et Domenico Modugno ».
C’est sans doute pour cette raison que Régine Cavallaro revient dès qu’elle le peut à Palerme. « Ce qui me frappe dans cette ville, c’est qu’elle a traversé les siècles en conservant un pan de chaque époque : depuis la préhistoire avec les gravures rupestres de l’Addaura, jusqu’au Liberty et l’architecture rationaliste fasciste du Palais des Postes de la via Roma. Je trouve que Paris, avec son style haussmannien inimitable, est une ville plus uniforme sur le plan architectural. Certes, je vois aussi les côtés négatifs du chef-lieu sicilien, mais comme je le dis toujours, il y a en Sicile une qualité de vie que l’on n’a pas à Paris. Le soleil, le ciel bleu ne sont pas une richesse à négliger. Moi qui habite à Paris je peux vous assurer que lorsque ces deux éléments viennent à manquer, la vie devient vite très difficile. C’est pour ça que, dès que possible, je me réfugie en Sicile. Ayant les deux identités, j’aime l’idée de servir de « passeur » entre ces deux cultures. C’est du moins ce que je m’efforce de faire ».